dimanche 19 janvier 2014

Les risques psychosociaux à l’épreuve de la systémique

La pensée systémique a pour ambition d’approcher les différents champs d’influences déterminant l’individu dans son fonctionnement.


Ce regard exhaustif sur l’histoire du sujet/patient garantit des outils de compréhension et d’action dans la relation d’aide. Il évite les biais de la déformation, de l’injustice et de la confusion. Dans une prise en charge thérapeutique, l’approche globale des systèmes permet ainsi une reconnaissance et une maîtrise « bienveillante » des manques légitimes de l’homme.


Le salarié est inclus dans divers systèmes

Les systèmes sont des ensembles d’éléments en interaction formant une unité et œuvrant à un but commun. La famille, la société, le groupe de travail sont des sous-systèmes et des systèmes dans lesquels l’homme est inclus. Leur fonctionnement impacte les réactions de l’individu. Les risques psycho-sociaux sont  donc le fruit de cette interdépendance entre le système individu et le système travail. Ils signent le déséquilibre entre les attentes-les idéaux du salarié et la réalité du cadre de travail. Selon les propriétés homéostasiques (d’équilibrage) des systèmes, le symptôme survient à une période de  désorganisation de leur structure. Il indique un appel au changement mais aussi, dans un même mouvement, des résistantes signifiantes à ces changements. Ainsi, le trouble perd sa dimension illogique pour révéler tout son sens.

Dans le contexte professionnel, le soignant a une grille de lecture pertinente afin d’accompagner le travailleur stressé. En effet, cette dynamique systémique permet de dégager des principes essentiels dans l’abord de la souffrance :

- Le symptôme est fonctionnel et il survient à un moment de nécessaires - mais de difficiles - réaménagements de la place du travailleur souffrant dans son système professionnel,
- La résolution du symptôme passe par sa recrudescence dans les débuts du traitement (sous l’effet des résistances au changement),
- Le traitement du symptôme ne doit pas être invasif car une caractéristique essentielle du symptôme est d’être une phobie du changement.

Des changements plus faciles à engager dans un système collectif

Ces repères systémiques mettent en relief l’importance d’un partenariat étroit entre le salarié et son aidant afin de démanteler les résistances symptomatiques. L’information pertinente est détenue par le souffrant. Lui seul sait où cela résiste en lui. L’écoute attentive de ses frustrations permet de circonscrire sa zone phobique du changement et de la prendre en considération dans les décisions thérapeutiques prises. Dans une première dynamique, il est logique que le mouvement de rééquilibrage, entre le système individu et le système travail, soit attendu du côté du salarié. La force conservatrice des valeurs du système groupal de l’entreprise est bien plus signifiante que celle du sujet. L’homme, à sa naissance, construit son identité dans une masse indifférenciée par rapport à ses groupes d’appartenance. Il a tendance, inconsciemment, à sacrifier ses objectifs personnels pour se mettre au service des buts collectifs.

Ainsi, l’impulsion de la transformation aura davantage de chance de se produire du côté de l’individu plutôt que de la collectivité. Des politiques de restructuration, au sein de l’entreprise, peuvent être décidées afin de réfléchir à l’optimisation de l’équilibre entre les aspirations du travailleur et les exigences du poste. Toutefois, elles sont plus complexes à mettre en place car elles impliquent des rigidités collectives plus consistantes que les dysfonctionnements d’un seul homme.

Quelles sources donner au stress professionnel ? 

Le stress professionnel revêt des causes diverses. Il peut être induit par une organisation de travail en inadéquation avec les modalités de fonctionnement du salarié. Il peut être le résultat d’une inadaptation interpersonnelle se traduisant par un manque de soutien social ou des conflits d’équité. Enfin, la dimension intra-individuelle du problème est celle qui nous intéresse davantage car elle est celle que le thérapeute peut travailler avec le souffrant. Elle est aussi la cause la plus accessible et la plus flexible au changement.

Quelles bonnes dynamiques défensives à adopter par le salarié ?


A. Ne pas porter les responsabilités des membres de son système de travail 
Cet épuisement interne du sujet, en lien à son activité, met en relief des fragilités défensives. En effet, dans une approche systémique, celui qui porte le symptôme dans un groupe d’appartenance est celui qui condense sur lui le stress de tous ses membres. Il n’est donc pas assez individualisé et il a donc tendance à reprendre à son compte les responsabilités des autres. Une des premières dynamiques à insuffler au souffrant est donc de l’aider à différencier ce qui relève de ses manques de ceux d’autrui. Cet objectif est essentiel car l’individu peut seulement élaborer et régler les dysfonctionnements l’impliquant. Autrement, il s’épuise émotionnellement et narcissiquement, impuissant à dénouer un problème qui n’est pas le sien et qu’il croit faussement pouvoir bousculer.

Concrètement, divers exemples peuvent être évoqués. Le salarié, acceptant une surcharge de travail ou des tâches contradictoires, porte la problématique de son commanditaire. L’infirmier, démoralisé du peu d’avancement de son patient dépressif, oublie qu’il y a des manques auxquels il ne peut pas se confronter à la place du souffrant. La victime d’harcèlement, fléchissant aux demandes et se dépréciant, tamponne les fragilités narcissiques de son agresseur.

Il s’agit donc pour le stressé de redistribuer dans son système l’ensemble des forces régressives, centralisé sur lui et appartenant au groupe dans son entier. S’il ne s’attribue pas les fragilités des membres de son système, il leur restitue et donc il les oblige à s’y confronter et à les élaborer. Ainsi, une soignante m’avait expliqué comment son attitude plus affirmée à respecter ses horaires de travail, à moins s’impliquer dans des projets institutionnels, avait obligé sa DRH à créer un poste. Elle n’avait plus alors camouflé les manques et elle avait ainsi forcé la direction à réagir. Ses collègues avaient également dû plus s’engager dans les projets d’équipe.

B. Ne pas projeter ses manques sur les membres de son système travail 
Bien sûr, si le salarié ne doit pas porter les fragilités de son système, il doit affronter les siennes. Notamment, un handicap évident le définit. Il est mis en relief par ses troubles. Il s’agit de sa position de réceptacle du stress groupal. Il doit donc travailler à la délimitation de son espace personnel dans son espace professionnel mais également dans ses autres systèmes d’appartenance. Il doit également oser regarder ses propres manques car sinon il aura tendance à les projeter sur l’extérieur. En les attribuant aux autres, il ne pourra pas s’en défaire puisqu’il n’aura pas conscience qu’il doit les travailler.

Dans le système hospitalier, il est fréquent d’observer dans les réunions d’équipe le peu de moment où les soignants s’interrogent sur leur manque. Les diagnostics nosographiques centrés sur le déficit du souffrant, les descriptions détaillées des dysfonctionnements du patient, les jugements sont malheureusement très prégnants. Il est rare que les soignants se penchent sur la manière dont leurs propres fragilités interfèrent dans l’évolution de la prise en charge.

Par exemple, un médecin justifie l’abandon d’une prise en charge par le fait que le patient ne lui parle pas. Il reproche à la psychologue d’entretenir une relation privilégiée avec le souffrant. A la question de sa collègue « Lui poses-tu des questions, comment t’intéresses-tu à son histoire de vie ? », il répond « non parce qu’il ne parle pas ! ». Cette anecdote est signifiante. Elle révèle les difficultés narcissiques des individus à se poser sur leurs manques.

Le système professionnel doit avancer en reconnaissant la légitimité des manques de ses salariés

A l’heure où nous vivons dans une ère de rendement, de performance et d’urgence, il est malheureusement très facile pour les travailleurs de se réfugier derrière cette politique d’hyperactivité. Ils fuient alors, inconsciemment, les espaces de réflexion leur permettant de se confronter à leurs failles. La société actuelle n’encourage pas la reconnaissance des manques légitimes de l’homme. Celui-ci doit être le plus compétent possible. Il doit contrôler au mieux. Cette attitude amène au développement d’une « honte du manque ». Or si l’homme n’assume pas et s’il nie ses incomplétudes, il ne peut pas les penser, les élaborer et les dénouer. Il n’apprend jamais et s’enfonce dans ses dysfonctionnements !

L’aidant doit ainsi mettre en relief l’importance pour le travailleur d’être dans une démarche d’acceptation et de respect de ses manques naturels. Il doit toutefois lui faire réaliser qu’il est essentiel qu’il les circonscrive pour les réfléchir et les faire évoluer. Durant le temps de crise, le thérapeute est présent pour offrir cet espace d’analyse et d’introspection. Toutefois, il serait appréciable que le système professionnel aménage ce cadre d’élaboration et de lâcher prise bien avant la saturation psychique du personnel ! Dans l’hôpital où je travaille, les espaces de parole et les supervisions sont inexistantes alors que l’équipe travaille avec des suicidants. Si vous croisez les médecins, ils vous diront souvent que la réunion du jeudi ne peut avoir lieu car ils sont surbookés ! Mais en quoi est-ce utile d’assurer cinq entretiens dans la journée si les problématiques du patient ne sont pas vues ? Seuls les temps de partage interpersonnel, de centration sur ses résonances internes, de prise de recul, d’analyse groupale permettent une étude pertinente de la situation clinique.
Cette réalité hospitalière peut se transposer à toute autre entreprise. Elle met en relief les clés majeures de l’avancement : Distinguer ses manques de ceux d’autrui, se confronter sans honte à ses failles et ne travailler que ses fragilités. Un point également essentiel, dans cette démarche d’évitement des risques psycho-sociaux, consiste à accepter la recrudescence des troubles lors de l’élaboration du problème.

Une recrudescence de symptômes durant la solidification du salarié en difficulté

Dans un système, lorsqu’un de ses membres change de place, le reste du groupe essaie de le repositionner dans ses anciennes fonctions afin de rétablir l’équilibre antérieur. Il s’agit du principe homéostasique régulant les systèmes. Tout changement attire donc des résistances conservatrices. Plus un système est rigide, plus les transformations engendrent le déchainement des forces régressives. Ainsi, la superposition de ce principe systémique, au monde professionnel, éclaire sur le contexte bruyant dans lequel s’effectue la libération du stress pour le travailleur. D’ailleurs, la personne harcelée, lorsqu’elle commence à s’affirmer, est souvent obligée de se mettre en arrêt maladie face aux forces périphériques résistantes qu’elle a déchainées dans ses avancées.

Prenons l’exemple d’une patiente arrêtée car elle est épuisée émotionnellement et physiquement : elle est, depuis plusieurs mois, harcelée car elle occupe un poste où elle tient des responsabilités importantes en tant qu’intérimaire ; Elle présente des compétences que ses collègues n’ont pas. Des rivalités et des enjeux professionnels importants ont progressivement fait jour. Elle subit des agressions verbales et les conduites désadaptées de ses pairs. Depuis que son entreprise a connaissance de ses entrevues avec un avocat et d’enregistrements faits à leur insu, elle a vu  redoubler l’agressivité de ses collaborateurs. Elle a été remercié, son contrat n’a pas été renouvelé, elle a reçu des menaces. Sa dynamique confrontative a donc attiré les résistances professionnelles. De même, ses résistances internes se sont accentuées. Elle s’alcoolise car elle a peur de ne pas pouvoir contenir sa colère. Ainsi, sur le chemin d’avancement, les mouvements dangereux et régressifs sont présents. Le travailleur épuisé doit être informé de ce fait afin de ne pas se laisser déstabiliser par ce processus naturel. Il acceptera de poursuivre la confrontation s’il sait que cette souffrance de la progression n’est pas vaine. L’homme expérimente, de façon instinctive, les bonnes solutions. S’il ne les poursuit pas et que la problématique s’enkyste, c’est parce qu’il pense que le parcours bruyant qu’il emprunte n’est pas le bon. Il est en cela important de rappeler au souffrant la nature chaotique, éprouvante mais incontournable du mouvement d’avancement.

Un rythme modéré à respecter dans le démantèlement des dysfonctionnements systémiques rigides

Une des dimensions également essentielle de la crise structurante est le processus lent de son dénouement. Plus un système est rigide, plus les résistances et le déconditionnement aux anciens repères fonctionnels sont signifiants. Qu’il s’agisse de l’organisation interne du sujet ou de son système professionnel, leur transformation mobilise un système défensif phobique. Ainsi, le sujet doit respecter et accepter le rythme très laborieux du démantèlement des dysfonctionnements personnels et institutionnels.

Par exemple, le salarié doit savoir quitter un poste car les fragilités personnelles, qui le mettent en inadéquation de cette activité, ne peuvent pas se régler rapidement. La personne endeuillée d’un proche avec qui elle était en conflit, travaillant dans un service de gérontologie, doit savoir se mettre en retrait un certain temps. La colère, l’agressivité et la détresse activées par le trauma seront des projections néfastes pour le soignant et le patient. L’aidant risque d’être étouffé par des symptômes trop signifiants avant de dénouer son problème. L’aidé risque d’être impacté fortement par la douleur de l’éprouvé. De même, dans l’unité ou j’exerce, j’ai mis un cahier de liaison à disposition pour l’équipe. J’y inscris des observations sur la problématique du patient. Les réunions sont fuies car chacun a peur de s’exposer à ses propres manques de soignant. Au lieu d’insister, de manière stérile, sur l’importance de se retrouver dans ses liens d’échanges, ce cahier garantit la confrontation moins directe à l’étude des prises en charge. De manière informelle et non groupale, les infirmiers et autres membres de l’équipe viennent me questionner sur les écrits thérapeutiques faits et sur leurs impressions personnelles. Cette coopération expose moins au manque mais elle permet de le travailler dans le respect du rythme et de la pudeur de chacun.

Quels systèmes interférents avec le système professionnel ?

Face à ces diverses interférences entre le système temporel, le système individuel, le système professionnel, le système sociétal, il est important que le salarié puisse se référer à des « systèmes hors cadre » qui pourront l’aider à discerner  les manques qu’il doit travailler et la manière d’avancer. La justice, le monde soignant, l’espace loisir peuvent être ces champs d’informations non parasités par les résistances des systèmes d’appartenance du souffrant. Ils peuvent faciliter la compréhension des dynamiques confrontatives à mettre en place pour avancer.

Le système familial peut être notamment impliqué dans le maintien du déséquilibre entre le système individu et le système travail. En effet, une célibataire harcelée peut continuer de s’exposer aux agressions de son employeur afin de garder son travail. Elle doit nourrir ses enfants. Le manque de soutien familial et social l’oblige à condenser tout le stress sur elle. La redistribution des tensions dans son système familial et social devra alors passer par son arrêt de travail. En effet, les indemnités sociales et l’aide familiale seront alors obligés de poindre et de rassembler les personnes concernées !

Pour conclure, le système sociétal et politique est fortement intégré aux problématiques rencontrées par le travailleur. Il détermine, de façon significative, les difficultés de l’individu à prendre une place adaptée dans son système professionnel. Pour exemple, dans le milieu soignant, les fonctions excessives laissées au médecin dans les prises de décision thérapeutiques engendrent bien des biais. Le manque de consultation, à l’endroit de l’équipe pluridisciplinaire, est source de nombreuses pertes d’informations et donc de dysfonctionnements dans le soin. Le titre de psychothérapeute, donné d’office au médecin, dénonce bien cette confusion des places déterminé par un système politique dysfonctionnant.

Conclusion

Une note encourageante toutefois : le déterminisme du travailleur à se poser sur ses manques et à ne pas porter les manques d’autrui permet progressivement aux systèmes impliqués de se confronter à leurs propres manques et d’avancer. Le salarié épanoui et brillant, sachant gérer son équilibre personnel à l’intérieur de ses différents systèmes d’appartenance, est un excellent modèle d’avancement pour les systèmes périphériques ! Il constitue un petit moteur de progression. Le mimétisme peut prendre certes lentement mais ne dit-on pas qu’un simple battement d'ailes d'un papillon peut déclencher une tornade à l'autre bout du monde ?

Cet article a été repris et publié sur le site :
http://www.vaincre-les-risques-psychosociaux.fr